ERREUR DE THÉORIE

Tirer de l’échec d’un individu toute une théorie sur le malaise et le désarroi d’une profession relève d’une totale inconséquence. Ce n’est pas un secret que le Lucas Carton n’était pas une affaire rentable depuis de nombreuses années, et si l’affaire a pu durer aussi longtemps alors qu’elle avait des résultats aussi médiocres, c’est que le propriétaire japonais avait le plus grand mal à s’en défaire sans afficher des moins-values fort gênantes pour son bilan. Le nouveau propriétaire, lui, n’a pas été aussi patient. D’ailleurs, Alain Senderens affichait une curieuse théorie pour définir la haute cuisine. Elle n’avait pas d’obligation de résultat commercial et financier, étant une activité artistique. Elle se devait de trouver de généreux protecteurs, des sponsors comme on les appelle aujourd’hui. Alain Senderens fut, dans les années 1980, un prosélyte de cette façon de penser et il trouva des oreilles compréhensives chez un Jack Lang qui voulait du lustre à un Etat socialiste qu’il voulait plus brillant. La Chambre syndicale de la Haute Cuisine, qui désirait ressembler à la Chambre syndicale de la Haute Couture, aurait dû se méfier de cette théorie qui nie la réalité économique et cherche une fuite dans une vision aristocratique de l’activité humaine. Les maisons de haute couture ont fait l’amère expérience que tout produit doit être acheté par des consommateurs qui en paient le prix, et que s’ils ne veulent plus le payer, cette activité doit cesser. Penser que la gastronomie doit être financée à fonds perdus par de généreux investisseurs qui oublient leur fonction première, à savoir de rentabiliser cet investissement, relève de l’enfantillage. Et c’est cette naïveté d’analyse qui a été fatale au Lucas Carton, et non une quelconque remise en question de la gastronomie par les consommateurs. Car il existe des maisons qui se trouvent à un très haut niveau gastronomique et qui rémunèrent leurs propriétaires.

Le nombre de restaurants de haute gastronomie n’a pas tendance à diminuer, au contraire. Alors cessons de répandre de fausses analyses pour masquer l’échec de théories erronées.