
A la tête de l’Auberge du Vieux puits à Fontjoncouse dans les Corbières depuis 28 ans, Meilleur Ouvrier de France, seul chef-cuisinier titulaire de trois étoiles Michelin en Occitanie, Gilles Goujon est une voix qui compte dans le monde de la gastronomie. Le chef audois explique pourquoi il est contre une ouverture précipitée alors qu’il s’apprête à proposer une sorte de ‘Plan Marshall’ pour les restaurateurs.
> Comment vous sentez-vous face à cette situation inédite, d’un point de vue professionnel et personnel ?
A titre professionnel, on est là et on ne travaille pas et je vois mon pays en grande difficulté. C’est dur.
> Quelle est votre activité principale depuis le début du confinement ?
Je milite beaucoup pour la profession. Pour que les restaurants prennent le temps de rouvrir en toute sécurité et que des mesures d’accompagnement soient décidées. Avec des confrères, nous sommes en train de préparer une déclaration, un manifeste en ce sens. Et avec mes enfants (Enzo cuisinier et Axel pâtissier), nous cuisinons tous les jours pour les papys et mamies du village et tous les deux ou trois jours, nous préparons des pâtisseries pour le personnel soignant de Narbonne.
> Qu’avez-vous fait que vous ne faites jamais ?
J’ai fait du rangement de ma maison dans laquelle je n’ai jamais passé autant de temps ! Je dors avec mon chat qui me trouve sympa et même mes chiens, qui avant aboyaient le soir quand je rentrais, me reconnaissent (rires) ! Et je milite beaucoup ; j’ai choisi de travailler à aider notre métier à s’en sortir.
> Avez-vous lancé une formule en take-away ?
Nous n’avons pas fait de take-away, ce qui n’aurait pas eu tellement de sens dans le petit village des Corbières où nous sommes. Dès le confinement, j’ai mis tout le personnel à l’abri leur disant de se mettre en lieu sûr et de rester en contact. Et en bon soldat, je me suis également confiné.
> Etes-vous partisan de rouvrir dès le mois de juin ?
Absolument pas. D’abord, c’est aux épidémiologistes de dire quand nous pourrons être opérationnels. Et je ne suis pas du tout partisan d’une réouverture à marche forcée. Nous savons que le risque zéro n’existe pas. Mais rouvrir tant que le virus circule, c’est trop dangereux. Cela veut dire que nous pouvons être contaminants et nous même contaminés. Nous sommes habitués aux règles d’hygiène stricte et nous nous préparons à les augmenter encore, mais il sera difficile d’avoir une rigueur parfaite toute la saison. Admettre que nous devons adapter nos pratiques, c’est déjà admettre qu’il y a un risque. Il ne faut pas ouvrir tant que nous n’avons pas la certitude de garantir la pleine sécurité de nos employés et de nos clients. Je ne veux pas être un des auteurs de nouvelles contaminations. Soyons vigilant, n’acceptons pas de prendre de telles responsabilités.
> Ce n’est pas en contradiction avec la lettre ouverte du Collège Culinaire de France du 22 avril ?
Je suis secrétaire général du Collège Culinaire dont je suis solidaire, mais ça n’empêche pas d’avoir des vues un peu différentes. Je peux comprendre que l’on puisse se sentir capable d’ouvrir de suite, ce n’est pas mon cas ni celui de nombreux confrères. La confiance de nos équipes, des clients, ne peut aller de pair qu’avec une sécurité maximum.
> Comment les restaurants peuvent tenir alors ?
C’est pour cela que je propose de décréter une période blanche pour la profession avec un plan en plusieurs points :
- La prise en charge de 15 à 25% des pertes d’exploitation par nos assurances qui pour l’instant s’y refusent.
- Créer à l’instar de la garantie catastrophe naturelle instaurée en 1982, un fonds pour une nouvelle garantie ‘catastrophe sanitaire’.
- Prolonger le prêt garanti par l’Etat (PGE) jusqu’à quatre mois du chiffre d’affaires au lieu de trois.
- Assouplissement des conditions d’accès au crédit.
- Baisse de la TVA à 5,5% comme cela a été fait en Bavière, afin de pouvoir plus facilement rembourser les emprunts précédents ainsi que ceux que nous devons contracter en ce moment pour tenir. Car si notre chiffre d’affaires reste hypothétique, nos charges elles sont constantes.
Il faut aider tout le monde de la même façon, que chacun puisse revenir à la situation dans laquelle il se trouvait en mars 2020. En échange, la profession – à l’image de ce qu’on fait au Collège Culinaire de France – doit s’engager fortement et durablement à travailler avec nos artisans pêcheurs et éleveurs français, voire européens.
> Avez-vous trouvé quelles mesures prendre pour maintenir la distanciation sociale dans votre établissement pour la réouverture ?
J’ai travaillé là-dessus, j’ai même participé à la rédaction d’un guide des bonnes pratiques pour le Collège Culinaire de France que j’ai également transmis au Président de la République et à divers syndicats de la profession. Je prône le principe implication / application. A Fontjoncouse, j’ai la chance d’avoir une grande salle, facile à aménager. En cuisine, tout le monde aura des masques et on va redéployer les tâches, mettre un poste de livraison extérieur pour les réceptions de produits etc. Mais je pense qu’il faudra que l’on ait des horaires encore plus décalés que d’habitude, car toutes ces précautions prendront du temps.
> Comment allez-vous régler le problème des menus ?
Je ne sais pas encore si ce sera une ardoise ou des cartes jetables. Le plus compliqué, c’est la longue carte des vins ! Nous sommes en train de la numériser pour la présenter sur tablette. Et nous réfléchissons également à des QR code pour le menu, la carte du bar et des alcools.
> Vous mettrez des parois protectrices entre les tables ? Entre clients ?
Cela va dépendre des normes qui vont nous être fixées : entre les tables peut-être, mais de toutes les façons il y aura suffisamment d’espace entre tablées. Entre clients d’une même table, non. Ils viennent de leur plein gré. On ne va pas mettre un hygiaphone en plastique entre eux !
> Allez-vous changer vos formules, vos prix et jours d’ouverture ?
Je préconise de rouvrir tous avec des cartes courtes, tout simplement pour faciliter les protocoles en cuisine. Plus on multiplie les tâches, plus on engendre de risques donc il faut faire court. A l’Auberge du Vieux Puits, je proposerai deux entrées, deux poissons, deux viandes et deux desserts, que l’on changera plus souvent. Pour les tarifs, je ne sais pas ; peut-être. Quant à modifier les jours d’ouverture c’est aussi une question.
> Avez-vous déjà des demandes de réservation ?
A la fermeture, nous étions complets sur plusieurs mois. Nous avons eu très peu d’annulations pour le mois d’août et nous continuons de recevoir des demandes de réservation.
> Tous ces évènements vont-ils changer, voire remettre en cause votre approche de la cuisine ?
C’est le travail au quotidien qui va changer, dans les process. Sur mon approche de la cuisine, ça ne va rien changer d’autant que cela fait longtemps que je propose une cuisine axée sur les trésors de ma région. Je fais partie de ceux qui furent les premiers – voilà 28 ans pour moi – à militer pour une cuisine locale. A l’époque, le terme ‘locavore’ n’existait même pas !
> Etes-vous serein sur l’avenir de la haute gastronomie que vous représentez ?
Serein, ce n’est pas le mot. Mais je suis persuadé que la gastronomie française va continuer, d’autant que les clients ont une approche très intéressante, une vraie passion. En revanche si l’année 2019 a été très bonne pour nous, être complet dès la reprise cette saison me semble peu probable. Je pense qu’il faudra au moins deux années pour revenir à un étiage normal.
> Pensez-vous que l’on assistera à un changement du comportement alimentaire à la suite de cette crise ?
Je pense que le comportement alimentaire avait déjà beaucoup évolué. Le covid-19 a fait que les consommateurs se sont tournés vers ces producteurs locaux qu’ils ignoraient. J’espère qu’ils poursuivront cette démarche après. Il faut inciter à avoir un sourcing plus fort.
> Quelle est la première chose que vous ferez quand vous connaitrez la date d’autorisation d’ouverture des restaurants ?
Cela va vraiment dépendre de quand nous ouvrirons. Pour l’instant, franchement je ne sais pas.