
Après le choc de l’annonce, comment organisez-vous votre quotidien ?
Jean Sulpice : Pendant le coup de feu, notre pleine attention est concentrée sur nos gestes, notre minutie. En cuisine, les regards et les paroles s’échangent en gage de validation ou de désapprobation, nous formons un seul corps portant l’idée de l’excellence du produit jusque dans l’assiette. Alors, lorsque le feu retombe dans les effluves de saveurs travaillées, lorsque nous sortons de notre capsule de passion culinaire, il y a comme un ressentiment inédit presque étrange. Le téléphone qui déborde de messages, les chuchotis dans les couloirs. Lors de l’immanquable tour de table, la malheureuse intuition se confirme sous les dires des convives. L’on aperçoit soudainement des traits changeants, une expression désabusée écumant le plaisir de la table. Un goût de « dernière fois » en bouche qui emporte tout.
Le lendemain il faut s’organiser, ne pas se laisser dépasser, garder les idées claires même si l’on range notre maison comme lors d’une fermeture annuelle. Avec beaucoup de peine, ce que l’on ne peut donner est jeté. Les poubelles se remplissent à mesure que la sensation d’un au revoir incertain grandit. Il faut également savoir composer avec une équipe tout aussi abattue, sortant membre après membre sur le banc de touche. Face à l’incertitude et aux poids des annonces, l’on se sent – à ce moment précis – dépossédé.
Le confinement peut être vu comme une calamité, une lourde contrainte. Il n’en est rien lorsque l’on décide de solidarité, d’entraide, de créativité. La période incite à nous réinventer et nous rapprocher davantage de nos familles. Ainsi quotidiennement, le midi comme le soir je peux m’assoir à table avec mes enfants et partager bien plus que d’ordinaire avec eux.
Qu’avez-vous mis en place pour vos maisons (chômage/prêt/report) ?
À l’écoute attentive des consignes sanitaires et de la voie à suivre par le gouvernement, nous avons pu placer nos équipes en chômage partiel. Le site étant saturé, il aura fallu attendre une semaine entière afin que tout rentre dans l’ordre. Pour préserver l’Auberge du Père Bise, nous avons reconsidéré les emprunts, les échéances, les contrats et les charges. Il est apparu inévitable de sauvegarder notre maison dans une temporalité suspendue. En 3 jours, nous sommes passés de 70 salariés à seuls au bord de l’eau avec derrière soi une maison ancestrale.
Envisagez-vous de modifier l’offre de vos restaurants ?
Nous avons créé un service de plats et de gourmandises à emporter grâce à notre Boutique existante. Ce service est actif durant la période de confinement et sera probablement maintenu après celui-ci, car l’on a pu constater une belle demande. Bien sûr, lorsque notre maison pourra réouvrir ses portes nous avons prévu de renforcer la restauration dans les chambres et de créer davantage d’espacement au travers du restaurant gastronomique et du bistrot, de facto, plus de confort pour nos convives.
Anecdote. Tribune Libre.
D’une évidence certaine, il n’y a pas un seul jour où l’on ne pense pas à son équipe. Personne n’a fait le choix de vivre dans une pareille situation ! Nous savons toutes et tous ce qui nous attend par la suite et il n’y aura aucune place pour l’individualisme. Un effort de solidarité plus grand nous sera à chacun demandé. Ainsi, pour préserver le lien et entretenir la passion, dès la première semaine un groupe de conversation a été mis en place. Dessus, (absolument tous les membres de l’équipe) nous partageons nos idées, nos recettes, notre quotidien et l’on en tire le plus positif. Car, si nous nous sommes toutes et tous retirés dans nos maisons, la nature elle, prospère. Un cuisinier comme moi n’est pas grand-chose sans elle, alors, de savoir qu’elle ne subit plus mais au contraire qu’elle se préserve et se régénère suffit à me combler quotidiennement. Évidemment, son spectacle perpétuel me manque, mais au fond c’est comme lui rendre service et la remercier pour tout ce qu’elle nous apporte.