
C’est sans doute la soupe de poissons la plus emblématique de France, en tout cas de la côte méditerranéenne. On raconte qu’Alexandre Dumas et Flaubert s’en régalaient quand ils venaient dans la cité phocéenne.
Toutes les côtes françaises ont une soupe de poissons qui leur est spécifique et qui résulte du type de poissons pêchés sur la portion du littoral concernée. À l’origine, ces soupes régionales étaient faites par les femmes de pêcheurs avec les invendus : espèces très communes donc peu chères, fretin, petits crustacés. Et quand il s’agit de poissons qui contiennent beaucoup d’arêtes, on les mouline.
Une soupe de pêcheurs
Rappelons qu’étymologiquement, la plupart de ces soupes doivent leur nom soit au récipient où elles cuisent – chaudron a donné chaudrée mais aussi cotriade et caudière – soit à leur mode de cuisson : bourride, boullinade… et bouillabaisse car en cuisant, elle bout et s’abaisse.
La vraie bouillabaisse… et les autres !
La bouillabaisse se prépare avec deux sortes de poissons : ceux qui vont servir à préparer le « fond », et ceux qui vont constituer la garniture, dont impérativement des poissons de roche que l’on pêche dans les calanques provençales entre Marseille et Toulon, en passant par

Martigues où l’on dit qu’elle serait née avant d’être adoptée par Marseille. Parmi les poissons destinés au fond, citons des petits poissons de roche assortis : girelles, rascasses, sars, congres, voire des têtes. On les fait revenir à l’huile d’olive avec une garniture aromatique (oignon, ail, blanc de poireau, tomates, bouquet garni, sel, poivre) à laquelle certains ajoutent encore un morceau de zeste d’orange séché, et d’autres une petite branche de fenouil (qui peut être remplacée par un trait de pastis en fin de cuisson). Le tout est mouillé d’eau bouillante et mijote environ 30 min puis passé au chinois en foulant ou mouliné.
Pour les poissons de garniture, il faut également plusieurs espèces (au moins 4) : rascasse, vive, chapon, galinette (grondin rouge), saint-pierre, queue de lotte, congre (fiela en provençal), et quelques cigales ou favouilles (sorte d’étrilles). Les poissons sont vidés, lavés et coupés en tronçons pour les plus gros. Les plus fermes sont posés au fond de la cocotte, puis on mouille avec le fond, on ajoute de l’huile, du safran et de l’eau si nécessaire. On introduit ensuite le reste des poissons et les favouilles, et on termine la cuisson. À Marseille, on ne met pas de pommes de terre, à Toulon, on en fait un lit en rondelles au fond de la cocotte.

Pour le service, on prélève les poissons que l’on dispose dans un plat creux bien chaud. On présente le bouillon, les pommes de terre (s’il y a lieu), la rouille et des tranches de pain de campagne en même temps, mais à part.
Cela dit, en restauration certains ont transgressé la recette au point qu’a été instituée une charte de la bouillabaisse authentique. Quant à y faire figurer de la langouste, c’est sans doute délicieux mais jugé comme un snobisme hérétique.
On peut cependant « réinventer » la recette avec créativité. Chef étoilé des deux restaurants de l’hôtel marseillais Intercontinental, Lionel Lévy sert une « bouille-abaisse » d’anthologie au restaurant gastronomique Alcyone*, mais s’amuse aussi à déstructurer la recette traditionnelle en proposant en entrée une bouillabaisse façon milk-shake (salé) à la brasserie Les Fenêtres !
La rouille
Il ne saurait y avoir de bouillabaisse sans rouille, cette sauce qui l’accompagne et la sublime. À l’origine, la rouille se démarrait avec une pomme de terre cuite écrasée ou de la mie de pain trempée dans le bouillon, du piment et de l’ail pilés, puis se montait à l’huile d’olive. Aujourd’hui, il s’agit presque toujours d’une mayonnaise dans laquelle on remplace souvent le piment par de la harissa – variante que l’on doit à l’installation des pieds-noirs en Provence, la plupart ayant débarqué à Marseille et beaucoup s’y étant établis – ou que l’on parfume parfois au safran.
Et encore
Autrefois, on faisait cuire un pain spécial, la « navette à soupe », pour accompagner la bouillabaisse. Nom qui lui vient de la navette (embarcation sans voile ni moteur) avec laquelle les Saintes Maries auraient réussi à gagner le delta du Rhône après avoir été chassées de Jérusalem. Mais aujourd’hui ne subsistent que les navettes en version sucrée, des petits biscuits parfumés à la fleur d’oranger en forme de barques.
Blandine Vié