
C’est une recette que l’on retrouve sur toutes les cartes de restaurants, des établissements les plus modestes aux tables les plus prestigieuses. Mais parfois sous de drôles d’atours ! Car avec le gratin dauphinois, la plus grande fantaisie règne et certaines recettes sont vraiment… gratinées !
Le mot gratin. Il est entré dans la langue française au milieu du XVIe siècle. Issu du verbe gratter, il fait allusion au fait de gratter ce qui a attaché au fond du plat pendant la cuisson… ce qui régale beaucoup d’amateurs pourvu que ce fond ne soit pas « cramé », terme familier provenant lui-même du latin cremare qui veut dire « brûler ». Mais ce n’est qu’au XIXe siècle que le mot a pris le sens moins trivial de « cuire au gratin », c’est-à-dire jusqu’à ce qu’une croûte se forme en surface et non plus au fond du plat.
Au sens figuré également, le mot gratin s’est mis à caractériser l’élite, les nantis, la crème de la société. En revanche l’expression « c’est gratiné » viendrait du nom donné à un gratin nettement moins gourmand : un mélange de colle, de phosphore et de verre pilé qui couvrait les frottoirs à allumettes.
La petite histoire
Le gratin dauphinois a été officiellement mentionné pour la première fois en 1788 lors d’un dîner offert aux officiers municipaux de Gap par Charles-Henri, duc de Clermont-Tonnerre, alors lieutenant général du Dauphiné. Le plat escortait des ortolans.
La recette régionale originelle
Une appellation régionale n’est jamais le fruit du hasard. Derrière chacune d’elles se cache presque toujours une raison géographique ou historique, voire les deux. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’une recette fait partie de notre patrimoine culinaire. Or, bien qu’adossé aux Alpes, on ne fabrique pas en Dauphiné des fromages d’alpage à pâte pressée dure qu’on râpe sur les gratins. Donc – et c’est sans appel ! – il n’y a pas de fromage dans le gratin dauphinois. Pas plus que d’œufs (qui font grumeler la préparation) ni de béchamel.
Les pommes de terre doivent être à chair farineuse et coupées en « taillons » (tranches) au couteau, d’où le nom vernaculaire du gratin : la « tatoille ». À l’origine, on les cuisait uniquement dans de la crème. Les pommes de terre la pompent peu à peu lors d’une cuisson douce au four d’environ une heure et demie, gage du moelleux du gratin et de son goût de noisette. Mais les familles moins aisées coupaient plus ou moins la crème avec du lait, d’autres n’utilisaient que ce dernier, trois méthodes qui ont chacune conservé leurs adeptes.
L’usage veut qu’avant de beurrer généreusement le plat et d’y ranger les pommes de terre par couches en les faisant se chevaucher et en salant et poivrant chacune d’elles, on le frotte avec une gousse d’ail. Certains ajoutent un peu de noix muscade à l’assaisonnement mais d’autres la réfutent. Puis on parsème la surface du plat de petites noisettes de beurre. En nos temps modernes, comme le conseillait Lucien Ogier (lui-même dauphinois) qui en avait fait la spécialité de son restaurant L’Aubergade à Pontchartrain (Yvelines), la crème UHT non écrémée est idéale.
Autre secret de réussite : il ne faut pas laver les pommes de terre une fois qu’elles sont coupées en rondelles, afin qu’elles conservent leur amidon, ce qui va assurer la liaison du gratin.
Une variante (dans l’Oisans) consiste à faire précuire les pommes de terre dans le lait pendant 10 minutes – mais elles attachent souvent avec cette façon de faire – avant de les verser dans le plat avec le lait et de verser de la crème par-dessus.
Le gratin savoyard… et les autres !
D’aucuns disent que c’est un gratin dauphinois dans lequel on incorpore du fromage. Erreur ! Le gratin savoyard est également un gratin de pommes de terre, effectivement avec du fromage – du beaufort selon la tradition – coupé en lamelles (et non râpé) mais où les pommes de terre cuisent dans du bouillon de bœuf que l’on peut fortifier par un peu de jus de veau.
Quant aux gratins de pommes de terre à la crème ET au fromage (gruyère, emmental, morbier, reblochon, etc.) ou qui comportent des oignons, de l’ail, des lardons, des tomates voire de la chapelure, certains se révèlent évidemment succulents, mais ils ne sont ni dauphinois ni savoyards. Il suffirait juste de les baptiser autrement.
Ces libertés excessives ne datent d’ailleurs pas d’aujourd’hui puisque même Escoffier a codifié dans son Guide culinaire la variante endimanchée (œufs et gruyère) qui ne l’ennoblit en rien. Paul Bocuse aussi y mettait du fromage. Car, comme souvent quand une recette de la campagne arrive à la ville, on la trouve trop rustique et on l’affuble d’ingrédients superfétatoires qui ôtent toute délicatesse à un plat simple d’apparence mais intelligemment construit pour mettre en valeur la délicatesse des produits locaux.
Blandine Vié