
Le mot à la bouche
Pas une carte de restaurant n’échappe au carpaccio. Idem dans les revues culinaires et sur les sites internet où les carpaccios font florès. Et pourtant ! Il est un peintre qui, s’il était encore vivant, ne pourrait certainement pas les voir… pas plus dans son assiette qu’en peinture !
À tout seigneur, tout honneur, le carpaccio de bœuf est effectivement la recette la plus connue, la première à s’être appelée « carpaccio ». Mais, au fil des années, les déclinaisons de carpaccio se sont multipliées et l’on trouve désormais des carpaccios de thon, de saumon, de dorade, d’espadon (presque tous les poissons y passent), de Saint-Jacques, de langoustines, de foie gras, de magret de canard, de veau, de tête de veau, de cèpes, de truffes, de comté, de courgettes, de tomates, d’avocats, et même d’improbables carpaccios d’ananas, de mangues, de figues… ou de fraises. Autant dire de tout et n’importe quoi. Car le mot « carpaccio » est tout bonnement devenu synonyme de « coupé en tranches très fines », d’« émincé », bref d’une technique de découpage.
Le pauvre Vittore Carpaccio, peintre vénitien (né en 1465, mort en 1526) – de son vrai nom Scarpazza –, doit s’en retourner dans sa tombe. Car avant d’être devenu un terme culinaire, Carpaccio, c’est avant tout un peintre de l’école vénitienne. En marge de la mode picturale de son époque, il fut même l’un des premiers à utiliser la présence de l’architecture dans ses toiles. Et il aimait particulièrement les tons violacés et les rouges profonds.
C’est d’ailleurs ce qui, en 1950, donna l’idée à Giuseppe Cipriani, chef du Harry’s Bar de Venise, de créer une recette en hommage à ce peintre lors d’une exposition en son honneur dans sa ville natale.
Il adapta une recette traditionnelle en Italie du Nord : la « viande crue à la piémontaise » (carne cruda alla piemontese), viande de bœuf finement émincée à cru et assaisonnée d’huile d’olive puis après un léger temps de marinade, de jus de citron, sel et poivre. Dressée sur une assiette, elle est ensuite parsemée de copeaux de parmesan, voire de copeaux de truffe blanche. On peut l’accompagner de roquette.
Pour l’occasion, Cipriani inventa une sauce de type mayonnaise (mais colorée) qu’il badigeonna artistement sur la viande en un camaïeu de teintes purpurines pour honorer le peintre.
Le succès de ce plat fut immédiat, à tel point que du jour au lendemain, la recette de la viande crue à la piémontaise se popularisa urbi et orbi sous le nom de… carpaccio, avec ou sans sauce !
Et voilà comment de fil en aiguille, de glissement sémantique en dérapage culturel, un peintre est cruellement passé à la postérité en se faisant découper en fines tranches !
Blandine Vié